La question du stade est sans doute l’un des débats qui déchaîne le plus les passions, bien plus que le curriculum du propriétaire du club et presque autant que le mercato. Cela s’explique relativement simplement : San Siro, le Stade avec un grand S, c’est une question d’identité, au même titre que l’écusson frappé de la croix de Saint-Georges et les couleurs de ce maillot plus que centenaire.
Pour certains, c’est une madeleine de Proust, un souvenir de ces premiers matches vécus sous la surveillance paternelle au milieu de la foule et loin du confort du canapé. Pour d’autres, c’est un rêve plus ou moins lointain, car la passion ne se vit pas uniquement sur place et est parfois renforcée par la distance. Mais pour tous, c’est un signe de ralliement, un lieu de rassemblement, un phare qui guide des milliers et des milliers d’âmes de par le monde.
C’est la casa del Diavolo, c’est une masse qui flotte dans la nuit milanaise, c’est la Scala del calcio où quelques-uns des plus grands artistes de ce sport se sont produits, c’est ce ‘vivement la prochaine fois’ lorsqu’on en quitte les travées à l’issue de la rencontre. San Siro, c’est tout simplement le fruit d’une histoire qui dure depuis presque cent ans et un dénominateur commun à tous les tifosi.
Pourtant, depuis de nombreuses années, son avenir est en suspens. Ce vieux compagnon, derrière son imposante structure, s’essouffle. Combien de fois ses rangées ont-elles été raillées pour leur confort spartiate ? Combien de fois ses fameuses rampes circulaires ont-elles été pointées du doigt pour leur manque de simplicité ? Combien de fois sa pelouse a-t-elle été critiquée du fait d’une trop faible exposition à la lumière naturelle ? Restauré en profondeur pour la Coupe du Monde 1990 puis récemment pour la finale de la Champions League 2016, San Siro vieillit alors que le football a changé (en bien ou en mal, c’est une autre question).
Désormais, tout club qui se veut sur le devant de la scène sportive doit se doter dès que possible d’un stade lui appartenant afin de réussir sur la scène économique. Avoir son stade, c’est un investissement conséquent mais qui peut très vite devenir rentable, avec de potentiels nouveaux revenus issus d’une gestion en propre. Même dans une ville comme Milan où ses deux clubs phares sont à la traîne, le débat sur le stade de propriété fait donc rage, depuis quelques temps maintenant. Le Milan a été le premier à se lancer dans cette course dès la fin de l’année 2014 par un projet porté alors par Barbara Berlusconi. L’idée était donc de créer un stade de propriété de 48000 places à côté de CasaMilan, le siège du club qui venait d’ouvrir ses portes.
Soutenu en coulisses par Fly Emirates, ce projet ne voyait toutefois pas le jour après d’interminables tergiversations et un virage à 180° de Silvio Berlusconi, sous la pression de Bee Taechaubol, candidat au rachat du club à l’époque. Finalement, à l’automne 2015, le Milan se voyait infliger le paiement d’une indemnité de 10 millions d’euros après avoir pourtant remporté l’appel d’offres pour l’achat du terrain nécessaire à la construction dudit stade.
Les récents changements de propriétaire d’abord à la faveur de Yonghong Li puis du fonds d’investissement Elliott ont relancé ce débat autour du stade, avec des annonces significatives intervenues ces dernières semaines. A quelques jours de la trêve hivernale, AC Milan – Zone vous propose donc un tour d’horizon des quatre grandes possibilités qui s’offrent au club face à cette problématique du stade.
C’est la solution de facilité qui n’arrangerait personne et qui ne semble pas à l’ordre du jour : préserver le statu quo, avec le Milan et l’Inter obligés de louer San Siro à la municipalité de Milan, propriétaire du stade. Cette hypothèse serait bien sûr plus favorable à la Commune puisque cette dernière bénéficierait toujours des fruits de l’actuelle location de son stade aux deux clubs milanais, le loyer lui permettant d’engranger des entrées financières non négligeables en parallèle des autres activités qu’elle organise à San Siro comme des concerts avec des stars internationales (Jay-Z, Bruce Springsteen ou Coldplay y sont passés récemment) ou des séminaires dans les salons de réception.
Toutefois, si cela représente une rentrée d’argent non négligeable pour la Commune, c’est aussi un siège de dépenses tout aussi important. San Siro a quelques années d’existence et une telle structure nécessite un entretien régulier… et onéreux. Les travaux les plus importants ont d’ailleurs été réalisés afin d’accueillir la finale de la Champions League 2016 entre le Real et l’Atlético de Madrid et de mettre le stade aux standards « 5 étoiles » de l’UEFA en ce qui concerne les accès, la sécurité et les fameuses hospitalités, soit les conditions d’accueil des invités et sponsors. Certains de ces travaux sont d’ailleurs nettement visibles lorsque les matches sont télévisés, au niveau des couloirs d’accès au terrain, des bancs de touche et des premières rangées de places destinés aux spectateurs « VIP ».
Malgré cela, au cours des années, la Ville de Milan n’a pas fait part de sa volonté de se séparer de San Siro, mettant à mal les ambitions de l’Inter comme du Milan. L’Inter n’a jamais véritablement voulu quitter le stade qui, il est toujours bon de le rappeler, avait été construit dans les années 1920 sur ses propres deniers par Piero Pirelli, président… du Milan, afin d’y accueillir l’équipe rossonera !
Or, depuis le début de la cohabitation avec les cugini en 1947, le Milan avait vu « son » stade être renommé au nom d’une légende de l’Inter et occupé un week-end sur deux par le second club de la ville. Face à cette situation et avec ses velléités de développement économique, le Milan a envisagé à plusieurs reprises de quitter San Siro, quitte à l’abandonner à la fièvre nerazzurra.
Il n’y a pas besoin d’être tifoso depuis 40 ans ou d’aller à San Siro tous les mois pour savoir à quel point ce stade fait partie intégrante de l’histoire du Milan. Dans sa mythique demeure, le club rossonero a connu certaines de ses plus pages et il n’y a que très peu de choses sur Terre plus belles qu’un San Siro, tous feux allumés, un soir de grand match. Dès lors, il est difficile d’imaginer le Milan jouer ailleurs que dans son stade de toujours (ou presque !) : déjà que l’équipe n’est plus au niveau de ce qui se faisait par le passé, comment imaginer se priver de toute la symbolique incarnée par San Siro ?
Ainsi, sans pour autant rester dans le statu quo, un terrain d’entente pourrait être trouvé entre toutes les parties concernées par San Siro pour une cogestion harmonieuse. Cette hypothèse avait d’ailleurs été présentée par la Ville de Milan il n’y a pas si longtemps, à l’époque où Silvio Berlusconi était encore à la tête du club rossonero, et ressortie par celle-ci ces dernières semaines. L’idée aurait été que la municipalité demeure propriétaire de l’édifice mais que sa gestion soit confiée à une société commune entre le Milan et l’Inter pour un bail de longue durée.
Cette forme d’usufruit aurait donc permis à la Ville de se débarrasser des frais d’entretien et de travaux du stade, tout en s’assurant que son patrimoine soit préservé par les deux clubs : en effet, difficile de croire que le Milan comme l’Inter auraient pu avoir un quelconque intérêt à ce que San Siro tombe en ruines, alors que le but aurait justement été de le mettre aux standards des stades les plus modernes !
En co-gérant le stade, le Milan et l’Inter auraient donc la possibilité de rester dans ce stade historique, tout en le modernisant plus ou moins à leur guise. En outre, et c’est là l’aspect le plus intéressant, il n’y aurait plus de loyer à payer et les revenus pourraient donc tomber directement dans la poche des deux clubs puisqu’outre les matches, d’autres événements rémunérateurs pourraient être organisés et de nouveaux contrats de sponsoring pourraient être négociés.
Le romantisme a bon dos et le football a bien changé. Depuis une bonne décennie maintenant, la place n’est plus à la nostalgie et les déménagements fracassants de certains clubs pourtant historiquement attachés à leur stade mais quittant leur antre historique pour de nouveaux écrins sont légion. Le football est devenu un business comme un autre – sponsoring, droits TV, transferts, fair-play financier, produits dérivés – et les clubs des entreprises comme les autres.
Et qu’est-ce qui intéresse une entreprise ? Le profit. Et comment fait-on du profit ? En proposant un service (ou plutôt un spectacle) de qualité. Et pour que le service soit de qualité, encore faut-il que tout soit à disposition du consommateur : le match, bien évidemment, mais aussi de quoi se restaurer et alléger son porte-monnaie de quelques euros supplémentaires.
Dans ce monde du sport business, avoir son propre stade est primordial. Les exemples de clubs ayant considérablement amélioré leurs revenus et par conséquent leur situation économique globale depuis leur passage dans un stade de propriété sont nombreux : on pourra citer notamment le Bayern Munich, la Juventus, Manchester City ou plus récemment l’Olympique Lyonnais et l’Atlético de Madrid.
Or, comme il a été rappelé en introduction, le Milan n’est pas passé loin de voir un tel projet se réaliser. Le fameux stade de 48000 places dans la zone du Portello près de CasaMilan aurait d’ailleurs dû être utilisable dès la saison en cours si Silvio Berlusconi n’avait pas fait le choix de désavouer au dernier moment la politique de développement de sa fille (retournement de veste qui aura coûté plus de 10 millions au club lombard, au passage).
L’an passé, sous l’égide de Marco Fassone, le Milan semblait bien parti pour se relancer dans cette voie. Dès la prise de contrôle du club par le mystérieux Yonghong Li, la question du stade de propriété était soulevée, à tel point que plusieurs rencontres avaient eu lieu entre le club et les services de l’urbanisme de la Commune pour savoir quel terrain aurait pu potentiellement accueillir un futur « Milan Stadium ». L’administrateur-délégué d’alors était à tel point décidé à mener ce projet à bien qu’il avait décidé que le Milan ne prendrait plus part à aucune discussion avec l’Inter et la Ville concernant San Siro ! Le changement aurait donc pu être radical en mettant fin à la cohabitation avec l’Inter tout en quittant la mythique antre rossonera.
Toujours dans la philosophie du football business présentée ci-dessus, cette quatrième et dernière hypothèse semble être celle privilégiée à l’heure actuelle par la nouvelle direction rossonera, avec Paolo Scaroni et le nouvel administrateur-délégué Ivan Gazidis. Il s’agirait cette fois-ci de quitter San Siro… avec l’Inter, pour construire un nouveau stade… avec l’Inter ! Cette idée un peu folle et désagréable pour de nombreux tifosi n’est pourtant pas totalement insensée dans la mesure où elle présente de nombreux avantages avec en premier lieu celui de la propriété effective du terrain de jeu du Milan et de l’Inter par les deux clubs.
Jeudi dernier, à l’occasion de la petite fête de Noël organisée par le Milan à San Siro à l’attention de ses équipes jeunes, le président Paolo Scaroni n’a pas fait de mystère sur cette solution : « En tant que président, je représente l’actionnaire, qui a investi beaucoup d’argent depuis son arrivée. Je m’occupe notamment du sujet du nouveau stade du Milan, que nous pensons faire avec l’Inter. » Voilà qui a le mérite d’être dit et assumé.
D’ailleurs, dès novembre dernier, cette volonté commune s’était exprimée au travers d’un communiqué conjoint entre le Milan et l’Inter, où il était signifié que les deux clubs avaient signé « un protocole d’entente pour acter la volonté de travailler ensemble au projet de la réalisation d’un stade moderne », en évaluant « les options possibles, dont la rénovation de San Siro ». Il va sans dire que les récents propos de Scaroni étayent plutôt l’hypothèse d’un nouveau stade, bien loin du mythique San Siro.
Gazidis lui-même pousserait pour cette solution. L’homme qui a fait d’Arsenal une machine économiquement viable (bien aidé par des droits TV pharaoniques) s’y connaît donc en stade de propriété au travers de l’Emirates Stadium londonien. La potentielle stabilité du Milan avec l’aide de l’énorme fonds Elliott et la bonne santé financière de l’Inter appuyée par le groupe chinois Suning permettent donc aux clubs milanais d’envisager un avenir commun dans une structure leur appartenant conjointement.
De cette manière, les coûts de construction et de gestion seraient partagés, tout comme les revenus complémentaires (naming, sponsoring, événements autres que les matches), tandis que chacun resterait maître de ses revenus les jours de match. Les idées seraient tellement limpides entre le Milan et l’Inter mais aussi la Commune que La Repubblica évoquait récemment les quartiers de Rogoredo (à 5 km au Sud-Est du centre-ville) et de Baggio/Quarto Cagnino (à presque 7 km à l’Ouest du centre-ville, près de San Siro) comme zones pouvant accueillir le nouveau stade.
En définitive, la question du stade apparaît comme une véritable priorité de la nouvelle direction, qui semble bien plus crédible que l’ancienne par la simple présence d’un dirigeant réputé comme Ivan Gazidis et d’un propriétaire ayant pignon sur rue comme le fonds Elliott, sans oublier l’instauration d’un dialogue qui se veut constructif entre le Milan, l’Inter et la municipalité meneghina.
Bien sûr, l’idée de quitter San Siro ne satisfera pas l’immense majorité des tifosi encore attachés aux traditions alors que l’effectif s’internationalise toujours plus et que le club lui-même est sous pavillon américain. Pourtant, pour la viabilité du Milan et pour revenir au plus haut niveau tout en respectant les contraintes financières de l’UEFA, la construction d’un stade de propriété semble inévitable et obligatoire.